6

Vincent D’Agosta s’arrêta sur le seuil de la chambre et toqua timidement. Le soleil matinal qui pénétrait à flots dans la pièce faisait briller les appareils chromés alignés le long des murs carrelés.

— Entrez.

Le lieutenant ne s’attendait pas à entendre une voix aussi calme.

Il s’avança maladroitement, posa son chapeau sur l’unique chaise de la pièce et le reprit aussitôt afin de pouvoir s’asseoir. Il ne s’était jamais senti à l’aise dans ce genre de situation. Loin de trouver la veuve éplorée qu’il s’attendait à voir, il découvrit une femme parfaitement maîtresse d’elle-même dont les yeux, rougis par le drame, trahissaient la détermination. Seuls le pansement qui lui entourait le crâne et une légère ecchymose sous l’œil droit témoignaient de l’attaque dont elle avait été victime deux jours plus tôt.

— Nora, je suis désolé. Vraiment, vraiment désolé…

La gorge nouée, il ne put achever sa phrase.

— Bill vous considérait comme un véritable ami, répondit la jeune femme.

Elle s’exprimait lentement, à la façon de quelqu’un qui s’applique à employer des termes choisis sans en comprendre toute la portée.

— Comment allez-vous ? s’enquit D’Agosta après un court silence.

La question à peine posée, il se reprocha sa maladresse.

Nora se contenta de secouer la tête.

— Et vous, comment allez-vous ? demanda-t-elle.

— Mal, avoua-t-il honnêtement.

— Il serait content de savoir que c’est vous qui êtes chargé de… de ça.

D’Agosta opina.

— Le médecin vient vers midi. Si tout va bien, je devrais sortir dans la foulée.

— Nora, je veux que vous sachiez quelque chose. Nous retrouverons ce salopard. Nous le retrouverons et il sera enfermé jusqu’à la fin de ses jours.

Nora ne répliqua rien et D’Agosta passa une main sur son crâne dégarni.

— Je suis désolé, mais je vais devoir vous poser quelques questions.

— Allez-y. À vrai dire, ça me fait du bien de parler.

— Tant mieux.

Le lieutenant hésita une dernière fois avant de se lancer.

— Vous êtes certaine qu’il s’agissait de Colin Fearing ?

Elle posa sur lui un regard sans ambiguïté.

— Aussi certaine que je vous vois. C’était bien Fearing, aucun doute là-dessus.

— Vous le connaissiez bien ?

— Il me lorgnait suffisamment chaque fois qu’on se croisait dans le hall de l’immeuble. Il m’a même proposé un rendez-vous, une fois, alors qu’il savait que j’étais mariée. Quel porc, ajouta-t-elle en frissonnant.

— Donnait-il l’impression d’être mentalement instable ?

— Non.

— Parlez-moi de ce jour où il vous a proposé… euh, un rendez-vous.

— Nous étions tous les deux dans l’ascenseur. D’un seul coup, il se tourne vers moi, les mains dans les poches, et me demande avec son accent anglais sirupeux si j’ai envie d’aller chez lui admirer ses estampes.

— Il a vraiment dit ça ?

— J’imagine qu’il se trouvait spirituel.

D’Agosta secoua la tête d’un air navré.

— L’avez-vous aperçu au cours des deux dernières semaines ?

Nora fronça les sourcils et ne répondit pas tout de suite.

— Non. Pourquoi me posez-vous la question ?

D’Agosta n’était pas encore décidé à lui avouer la vérité.

— Il avait une petite amie ?

— Pas à ma connaissance.

— Avez-vous déjà rencontré sa sœur ?

— Je ne savais même pas qu’il en avait une.

— Fearing avait-il des amis ? Ou alors des proches ?

— Je ne le connaissais pas suffisamment pour ça. Il était plutôt du genre solitaire et il avait un rythme de vie assez décalé. C’était un acteur de théâtre.

D’Agosta se plongea dans la lecture du calepin sur lequel il avait noté quelques questions.

— J’ai encore une ou deux petites choses à vous demander. Simple formalité. Depuis quand êtes-vous mariés, avec Bill ?

Il n’arrivait pas à parler de Smithback à l’imparfait.

— Nous fêtions notre premier anniversaire de mariage ce soir-là.

D’Agosta avala sa salive afin de chasser la boule qu’il avait dans la gorge.

— Depuis quand travaille-t-il au Times ?

— Quatre ans, depuis qu’il a quitté le Post. Avant ça, il travaillait en indépendant. Il a consacré plusieurs livres au Muséum et à l’aquarium de Boston. Je vous ferai parvenir son CV, si… si vous voulez, proposa-t-elle en achevant sa phrase dans un murmure.

— Je vous remercie, ça pourra effectivement m’être utile, répondit D’Agosta en griffonnant quelques mots sur son carnet avant de relever les yeux. Nora, je suis désolé, mais je suis obligé de vous poser la question. Qu’est-ce qui a pu pousser Fearing à faire une chose pareille, à votre avis ?

La jeune femme secoua la tête.

— Lui et Bill ont eu des mots ? Ils se seraient disputés ?

— Pas à ma connaissance. Fearing était un voisin, rien de plus.

— Je sais à quel point ces questions doivent vous être pénibles et je vous remercie…

— Le plus pénible, lieutenant, c’est de savoir que Fearing court toujours. Posez-moi toutes les questions que vous voulez.

— D’accord. Vous pensez qu’il avait l’intention de s’en prendre à vous ?

— C’est possible. Si c’est le cas, il a mal choisi son moment car il a fait irruption dans l’appartement juste après mon départ.

Elle marqua une courte hésitation.

— Je peux vous poser une question, lieutenant ?

— Je vous en prie.

— À une heure pareille, il devait s’attendre à ce qu’on soit rentrés tous les deux, vous ne croyez pas ? Or il était armé d’un simple couteau.

— Un simple couteau, c’est vrai.

— On ne pénètre pas chez quelqu’un avec un couteau quand on risque de tomber sur deux personnes. De nos jours, il est tellement facile de se procurer un pistolet.

— Absolument.

— Comment expliquez-vous ça ?

D’Agosta avait longuement réfléchi au problème.

— Bonne question. Vous êtes certaine qu’il s’agissait de lui ?

— C’est la deuxième fois que vous me posez la question.

D’Agosta acquiesça.

— Simple vérification.

— Vous le recherchez vraiment, je suppose ?

— Et plutôt deux fois qu’une.

En commençant par son cercueil. La demande d’exhumation était déjà en route.

— Une dernière question. Bill avait-il des ennemis ?

Nora éclata d’un rire sans joie, proche du ricanement.

— En étant journaliste au New York Times ? Et comment !

— Quelqu’un en particulier ?

Elle prit le temps de réfléchir.

— Lucas Kline.

— Qui ça ?

— Le patron d’une grosse boîte de logiciels informatiques. Le genre de type qui couche avec ses secrétaires et qui les menace ensuite pour qu’elles gardent le silence. Bill lui a consacré un article.

— Pourquoi pensez-vous spontanément à lui ?

— Il a envoyé à Bill une lettre de menace.

— J’aimerais y jeter un coup d’œil.

— Aucun problème. Mais Kline n’est pas le seul. Bill effectuait aussi une série de reportages consacrés à la protection des animaux. Et puis il y a eu ces drôles de paquets…

— Quels drôles de paquets ?

— Il en a reçu deux le mois dernier. Des petites boîtes contenant des trucs bizarres. Des poupées de tissu, des ossements d’animaux, de la mousse, des paillettes. Une fois rentrée à la maison…

Sa voix se brisa et elle dut faire un effort pour se reprendre.

— Une fois à la maison, je passerai ses articles en revue et je ferai la liste des reportages qui auraient pu lui valoir des inimitiés. Vous devriez également en parler à son rédacteur en chef au Times. Il pourra vous dire sur quels dossiers il travaillait ces derniers temps.

— J’y ai déjà pensé.

Nora posa sur son interlocuteur des yeux bouffis par le chagrin.

— Lieutenant, vous n’êtes pas frappé par la maladresse du meurtrier ? Voilà un type qui entre et sort à visage découvert, sans chercher à se cacher le moins du monde, ni même à échapper à la caméra de surveillance.

D’Agosta n’arrêtait pas d’y penser. Comment Fearing avait-il pu être aussi idiot ? S’il s’agissait bien de lui.

— Il nous reste pas mal de points à éclaircir.

Elle le fixa longuement avant de baisser les yeux.

— L’appartement est-il toujours sous scellés ?

— Plus depuis ce matin.

Elle sembla hésiter.

— Je dois sortir cet après-midi et j’aurais… j’aurais aimé rentrer chez moi dès que possible.

D’Agosta avait déjà anticipé.

— J’ai demandé que… que l’appartement soit prêt pour votre retour. Nous avons recours à des entreprises spécialisées qui interviennent très rapidement.

Nora hocha la tête et détourna les yeux.

Le moment était venu de mettre un terme à l’entretien et DAgosta se leva.

— Je vous remercie, Nora. Je vous tiendrai au courant des progrès de l’enquête. Si vous pensez à quoi que ce soit d’autre, n’hésitez pas à me le faire savoir. Promis ?

Elle hocha à nouveau la tête sans le regarder.

— Et souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Nous mettrons la main sur Fearing, je vous en donne ma parole.

Valse macabre
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